Transparence salariale : une mise en conformité facilitée pour les entreprises ayant révisé leurs classifications
Article co-écrit par Emmanuelle ROUZET, Avocat en droit du travail à Lyon (ACCOREM Avocat) et Pierre-Yves SOEURE, Manager Sénior (ALGOE Consultants)
Vous faites partie des entreprises qui ont récemment revu leurs classifications à la suite d’une évolution conventionnelle dans leur branche professionnelle ?
Ce travail, souvent long et exigeant, vous a permis de structurer les grilles de classification en cohérence avec l’organisation réelle du travail. Il a aussi contribué à renforcer l’équité interne entre les postes, favoriser une meilleure reconnaissance des compétences, progresser sur l’égalité salariale entre femmes et hommes, améliorer l’attractivité des métiers, et donner de la visibilité sur les perspectives d’évolution.
Cette dynamique constitue aujourd’hui un socle solide pour aborder une nouvelle étape : la mise en conformité avec la directive européenne du 10 mai 2023 sur la transparence salariale.
1. La directive du 10 mai 2023 : objectifs, calendrier et entreprises concernées
1.1 Objectifs
La directive européenne n° 2023/970 du 10 mai 2023 renforce les obligations des employeurs afin de lutter contre les inégalités salariales entre les femmes et les hommes.
Elle prévoit notamment :
- Des obligations renforcées d’information, tant à l’embauche qu’au cours de la relation de travail ;
- Des mécanismes de contrôle et de correction en cas d’écart injustifié entre femmes et hommes.
- Un renversement de la charge de la preuve : Si un salarié s’estime lésé par un défaut d’application du principe d’égalité des rémunérations et établit des faits permettant de présumer l’existence d’une discrimination directe ou indirecte, il incombera à l’employeur de prouver qu’il n’y a pas eu une telle discrimination.
1.2 Transposition en droit français
La directive doit être transposée d’ici le 7 juin 2026.
Il appartiendra au projet de loi de préciser comment ces règles s’intègrent dans le Code du travail et s’articulent avec celles déjà existantes.
1.3 Entreprises concernées
La plupart des obligations fixées s’imposent à tous les employeurs, quel que soit leur effectif.
En revanche, la directive prévoit la publication d’indicateurs consolidés sur les écarts de rémunération pour les entreprises de 100 salariés et plus, avec des échéances différées (7 juin 2027 pour les entreprise de 150 salariés et plus ou 2031 pour les entreprises de 100 à 149 salariés).
En France, Il faudra attendre le projet de loi de transposition pour savoir si et comment les entreprises de moins de 100 salariés seront concernées (aujourd’hui, l’index égalité concerne les entreprises de 50 salariés et plus - art. D. 1142-2 s Code du Travail).
2. Quelles sont les nouvelles obligations des employeurs ?
2.1 Transparence à l'embauche
L’employeur devra fournir aux candidats à un emploi, des informations sur la rémunération initiale, ou la fourchette de rémunération initiale, correspondant au poste concerné, sur la base de critères objectifs non sexistes.
Ces informations devront être communiquées de manière à garantir une négociation éclairée et transparente en matière de rémunération, par exemple dans une offre d’emploi publiée, avant l’entretien d’embauche ou d’une autre manière.
Par ailleurs, la directive interdit à l’employeur de demander aux candidats leur historique des rémunérations, qu’il s’agisse de leurs relations de travail antérieures ou éventuellement encore en cours.
2.2 Droit d’accès à l’information pour les salariés
Les employeurs devront mettre à la disposition de leurs travailleurs, d’une manière facilement accessible, les critères qui sont utilisés pour déterminer la rémunération, les niveaux de rémunération et la progression de la rémunération des travailleurs. Ces critères sont objectifs et non sexistes (Article 6).
Ces nouvelles règles pourraient entrer en contradiction avec les dynamiques du marché, où certains métiers bénéficient d’une valorisation plus importante que d’autres, et limiter les marges de manœuvre de l’employeur en matière de flexibilité ou d’individualisation des rémunérations, par exemple en contexte de tension sur les recrutements.
Le travail de révision des classifications (cartographie, description et cotation des emplois) constitue ici un préalable déterminant, car il permet d’identifier les postes comparables selon des critères objectifs définis par la branche professionnelle.
Chaque salarié pourra également demander des informations sur :
- Son niveau de rémunération individuelle (annuelle brute et horaire)
- Les niveaux de rémunération moyens, ventilés par sexe pour les catégories de travailleurs accomplissant le même travail qu’eux ou un travail de même valeur que le leur.
L’employeur devra répondre dans un délai de deux mois, par écrit. Il devra aussi informer tous les ans les salariés de leur droit à recevoir ces informations, ainsi que les modalités selon lesquelles ils peuvent l’exercer. (Article 7)
La « rémunération » est constituée du salaire de base et tout autre avantage, payés directement ou indirectement, en espèces ou en nature (composantes variables ou complémentaires), par un employeur à un travailleur en raison de son emploi.
La « catégorie de travailleurs » vise les salariés accomplissant le même travail ou un travail de même valeur regroupés de manière non arbitraire sur la base des critères non discriminatoires, objectifs et non sexistes, par leur employeur et le cas échéant, avec les représentants du personnel et/ou les pratiques nationales. (Article 3)
Pour apprécier le “travail de valeur égale », la directive précise que sont notamment pris en compte les compétences, incluant les compétences non-techniques pertinentes, les efforts, les responsabilités et les conditions de travail. Cette liste n’est pas limitative. (Article 4 §4) et envisage un périmètre de comparaison large (Article 19).
L’article L 3221-4 du Code du Travail prévoit quant à lui que « Sont considérés comme ayant une valeur égale, les travaux qui exigent des salariés un ensemble comparable de connaissances professionnelles consacrées par un titre, un diplôme ou une pratique professionnelle, de capacités découlant de l'expérience acquise, de responsabilités et de charge physique ou nerveuse ».
La directive prévoit que lorsque la divulgation d’information entraînerait celle de données concernant un salarié identifiable, seuls les représentants des travailleurs, l’inspection du travail ou l’organisme pour l’égalité de traitement ont accès à cette information ont accès à ces informations (Article 12).
2.3 Communication périodique sur les écarts de rémunération entre les femmes et les hommes
En application de l’article 9, les entreprises devront communiquer périodiquement (tous les 3 ans pour les entreprises dont l’effectif est compris entre 100 et 249 salariés, tous les ans pour les entreprises comptant 250 salariés et plus) sept indicateurs clés :
- l’écart de rémunération H/F ;
- l’écart de rémunération H/F au niveau des composantes variables ou complémentaires ;
- l’écart de rémunération médian H/F ;
- l’écart de rémunération médian H/F au niveau des composantes variables ou complémentaires ;
- la proportion de travailleurs féminins et de travailleurs masculins bénéficiant de composantes variables ou complémentaires ;
- la proportion de travailleurs féminins et de travailleurs masculins dans chaque quartile ;
- l’écart de rémunération H/F par catégories de travailleurs, ventilé par salaire ou traitement ordinaire de base et par composantes variables ou complémentaires.
Les données communiquées portent sur l’année civile précédente.
L’exactitude des informations est confirmée par l’employeur, après consultation des représentants du personnel.
Cette liste s’ajoute aux autres indicateurs existant à ce jour en droit français, l’index égalité professionnelle et les éléments devant figurer dans la BDESE.
Les salariés, les représentants du personnel, les inspections du travail ont le droit de demander aux employeurs des précisions supplémentaires sur toutes les données communiquées, y compris les écarts de rémunération entre femmes et hommes.
Les employeurs devront répondre de manière circonstanciée et, lorsque la différence de rémunération entre hommes et femmes n’est pas justifiée par des critères objectifs non sexistes, y remédier à la situation dans un délai raisonnable.
2.4 Évaluation conjointe en cas d’écarts
Le Comité Social et Economique devra être associé par l’employeur à une évaluation conjointe » des rémunérations lorsque trois conditions cumulatives sont réunies :
- Si les données communiquées révèlent une différence de niveau de rémunération moyen d’au moins 5% entre les femmes et les hommes, quelle que soit la catégorie de travailleurs ;
- Si l’employeur n’a pas justifié cette différence par des critères objectifs non sexistes ;
- Si l’employeur n’a pas remédié à cette différence injustifiée dans un délai de six mois.
Cette évaluation conjointe est destinée à recenser, corriger et prévenir les différences de rémunération entre hommes et femmes non justifiées par des critères objectifs non sexistes.
Au terme de leur évaluation, l’employeur et les élus sont censés présenter, non seulement des mesures visant à remédier aux différences de rémunération injustifiées, mais également un dispositif d’évaluation de l’efficacité des mesures retenues.
3. Mettre en œuvre la transparence des rémunérations au sein de l’entreprise
3.1 Travailler en mode projet
Même si la teneur de la future loi de transposition n’est pas encore connue, les entreprises doivent dès à présent anticiper l’application de ces dispositions.
Une approche projet est recommandée :
- Constitution d’un groupe de travail pluridisciplinaire
- Définition d’un calendrier, avec des jalons jusqu’à 2026
- Identification des étapes et des modalités d’implication des représentants du personnel.
3.2 Réaliser un état des lieux classifications et rémunérations associées
Chaque entreprise doit récupérer une information fiable et exhaustive, permettant de mener des analyses pertinentes de rémunération pour l’ensemble des salariés et cohérentes par catégories de salariés :
- Identification des catégories de salariés (classes, niveaux, échelons, coefficients…)
- Formalisation des composantes de la rémunération pour chaque catégorie (fixe, variable, bonus et autres avantages)
- Identification des écarts pressentis et des points potentiellement sensibles
L’objectif est de parvenir à une base de données homogène par catégorie, exprimée en ETP, actualisée au 31 décembre de l’année précédente.
Le dénombrement des collaborateurs par catégorie et par sexe permet en amont de s’assurer que les situations individuelles ne seront pas dévoilées.
Une fois cette base de données dûment vérifiée, l’entreprise procèdera à une série de traitements pour répondre aux obligations qui sont les siennes.
A titre d’exemple, vont être calculés pour chaque catégorie au global, puis par sexe au sein de cette même catégorie :
- La moyenne générale des salaires bruts annuels ;
- La médiane des salaires bruts annuels ;
- La dispersion des salaires (écart-type).
Viendra ensuite le temps de l’analyse permettant aux équipes RH et finances d’identifier les tendances et les écarts, rechercher les justifications et travailler les argumentaires. Ces écarts peuvent par exemple résulter de l’ancienneté, du bassin d’emploi, de salaires plus bas à l’embauche dans les métiers féminisés, de phénomènes de rachat ou fusion antérieurs … ou de situations potentiellement discriminantes.
A l’issue de ce travail, l’entreprise devra élaborer sa stratégie de communication auprès des parties prenantes.
En fonction des résultats et des échanges avec les parties prenantes, l’employeur adaptera ou pas les éléments de sa politique salariale.
3.3 Adapter les processus
Recrutement
- Outiller les recruteurs pour formuler la rémunération ou une fourchette adaptée ;
- Intégrer des indicateurs clairs sur les rémunérations dans les annonces et dans les échanges avec les candidats (compétences, expérience, qualifications).
Politique de rémunération / Revues salariales / Evolutions professionnelles
- Clarifier et formaliser la politique de rémunération
- Définir les critères objectifs non sexistes
- Elaborer / adapter la grille de rémunération
- Adapter les processus d’entretien annuel, de revue salariale et d’évolution professionnelle
Objectiver les décisions salariales qu’elles soient collectives ou salariales.
3.4 Accompagner le changement
- Être proactif sur le sujet de la transparence des rémunérations pour développer l’attractivité, fidéliser les collaborateurs et maintenir leur motivation ;
- Expliquer la finalité des indicateurs et valoriser le travail déjà accompli sur les classifications ;
- Former les managers à la non-discrimination et à la transparence salariale ; Promouvoir les bonnes pratiques.
- Communiquer auprès des représentants du personnel et des collaborateurs les critères objectifs.
En conclusion, la directive offre aux entreprises ayant revu leur système de classification une opportunité : valoriser ce travail structurant, consolider leur politique d’égalité salariale, et renforcer la confiance interne sans porter atteinte à la confidentialité des situations individuelles.
En anticipant ce travail, ces entreprises transforment une contrainte réglementaire en levier d’attractivité, d’équité et de dialogue social.
Les démarches à réaliser pourront être affinées, dans un second temps, une fois connu le contenu du texte de transposition.